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En thérapie : ce qu’Israéliens et Palestiniens racontent à leur psy


L’autre Nakba
Des palestiniens retournent dans leurs maisons détruites dans la ville de Khan Yunis, dans le sud de la bande de Gaza,
le 30 juillet 2024.
© Abed Rahim Khatib/Flash90

Un an après le « Samedi noir », et alors que le nombre de victimes dépasse les 40 000 à Gaza, comment vont les Israéliens et les Palestiniens, deux peuples qui vivent dans la peur existentielle d’être gommés ? Deux psychologues nous ont partagé ce qui se raconte sur le divan de leur cabinet.

Par Cécile Lemoine

Une psychanalyste israélienne et un psychothérapeute palestinien face aux mêmes questions. À défaut d’avoir pu organiser une discussion conjointe, nous avons rencontré individuellement chacun de nos deux interlocuteurs :  Viviane Chetrit-Vatine, franco-israélienne et présidente de la Société de psychanalyse israélienne à Jérusalem ; Murad Amro, superviseur du Centre de conseil palestinien à Ramallah.

L’idée ? Mettre des mots sur l’impact psychologique des attaques du 7 octobre et les 12 mois de guerre à Gaza. Comprendre comment chacune des sociétés vit, se vit, et voit l’autre, alors que les traumatismes fondateurs de ces peuples ont été réactivés, crispant les identités et accentuant les préjugés. Pour mettre nos thérapeutes dans le bain, nous leur avons d’abord demandé quel diagnostic ils poseraient sur les sociétés israélienne et palestinienne.

À Ramallah, depuis les locaux en effervescence du Centre de conseil palestinien, Murad Amro joue le jeu : « Je dirais qu’Israël a un comportement obsessionnel et paranoïaque, » amorce le psychothérapeute. « Obsessionnel parce que les Israéliens ont cette peur constante de l’insécurité, au point qu’ils en deviennent obsédés et créent toutes sortes d’outils pour se protéger. Paranoïaque, dans un sens psychotique : ils ne sont pas capables de se connecter à l’histoire des gens qui vivent ici, et de sentir qu’ils sont victimes de leurs politiques. Ils ont tellement peur qu’ils déversent leur violence sur nous pour se protéger de leurs fantômes. Or plus vous êtes agressif, plus vous êtes anxieux. »

« Et les Palestiniens ?”   « Les Palestiniens étaient, et sont toujours hystériques, poursuit le psychothérapeute, formé à l’université de Montpellier. Dans les années 1980, ils avaient l’impression que notre situation de victimes nous aiderait à plaider notre cause, et à obtenir une reconnaissance internationale. Ils croient toujours à ce discours, et aujourd’hui, les Palestiniens sont dépressifs. Ils voient peu d’échappatoire à la réalité actuelle, et ne se font plus d’illusion quant à une intervention internationale. »

À Jérusalem, dans le calme ouaté d’un petit cabinet aux teintes orangées, chaudes et réconfortantes, Viviane Chetrit-Vatine se lance, elle-aussi, dans une analyse : « Les deux sociétés sont profondément traumatisées, or quand on a affaire à des individus ou des collectifs traumatisés, cela exacerbe les clivages préexistants, mais cela crée aussi une très forte cohésion dès qu’il y a une potentialité de menace. »   La psychanalyste s’attarde sur la société israélienne, qu’elle connaît mieux : « Le pays est fabriqué de personnes qui traînent des douleurs, des inquiétudes et des traumatismes depuis des milliers d’années. Le traumatisme fait partie de la psyché juive. »

« Laboratoire naturel »   pour l’étude du stress post-traumatique, Israël employait 13 780 psychologues dans son système de santé en 2022, soit 1,4 pour 1000 résidents selon une enquête sur le personnel du Bureau central des statistiques. La France en compte en moyenne 2,5 pour 1000 habitants. Plusieurs auteurs ont montré comment sionisme et psychanalyse s ’étaient construits en relation l’un par rapport à l’autre, notamment sous l’influence de Sigmund Freud. Haïm Weizmann, leader sioniste et futur président de l’État d’Israël, a ainsi écrit dans son journal en 1922 que « les immigrants miséreux en provenance de Galicie arrivaient en Palestine avec, pour seul bagage, Le Capital de Marx dans une main et L’Interprétation du rêve de Freud dans l’autre. » La Société israélienne de psychanalyse a été fondée en 1934 par Max Eitingon, proche de Freud, et compte aujourd’hui près de 300 membres.

Sentiment d’impuissance

Dans les Territoires palestiniens, la psychologie est quant à elle arrivée plus tardivement et son rapport avec les habitants est moins instinctif. La culture palestinienne peine à parler de traumatisme et seuls 34 psychiatres qualifiés travaillent pour le ministère palestinien de la Santé. « Longtemps, on a vu les hôpitaux psychiatriques comme des endroits réservés aux fous, explique Murad Amro. Les problèmes se réglaient en famille, ou entre amis... Les anciennes générations parlent peu de leurs émotions. »    Le Centre de conseil palestinien a ainsi été fondé en 1983 à Jérusalem, sous l’influence du développement de théories occidentales sur le stress post-traumatique, et reste aujourd’hui la principale structure de soins psychosociaux pour la Cisjordanie et Gaza. Le Centre emploie une cinquantaine de personnes, entre les locaux de Jérusalem, Ramallah, Naplouse et Qalqilya.

Dans ce contexte, nous voulions savoir ce que les patients palestiniens et israéliens ont raconté ou partagé en consultation depuis le 7 octobre. Rassemblant 10 mois de travail, Viviane Chetrit-Vatine résume : « L’impression générale, c’est l’arrêt du temps, et une prise d’otages collective. »   Depuis le 7 octobre, ses cabinets de Jérusalem et de Tel Aviv ne désemplissent pas. « Tout le monde est touché, explique-t-elle. C’est un petit pays : tout le monde connaît quelqu’un qui a été pris en otage, ou qui a été tué dans un kibboutz, ou qui est soldat à Gaza. »   La psychanalyste a même repris des consultations avec d’anciens patients. « J’ai affaire à des gens de tout bord politique. Certains sont clairement pour la guerre et estiment qu’il n’y a pas d’autre solution. En général, il y a des histoires familiales liées à la Shoah derrière. D’autres sont centrés sur le fait que la première chose à faire, c’est de libérer tous les otages. »

« Les patients expriment tous, d’une manière ou d’une autre, de la peur, du pessimisme et surtout un fort sentiment de fatigue et d’impuissance : on peut crier et protester tant qu’on veut, ça ne sert pas à grand- chose, poursuit la psychanalyste. Parallèlement, il y a aussi un mal-être terrible par rapport à Gaza. Mais ça dépend. Tout le monde n’est pas capable de tenir tous ces éléments ensemble : quand on est dans un sentiment d’impuissance forte, le réflexe, c’est de rester campé sur ses positions. Ce sont des réactions défensives, liées au fait que nous sommes dans l’incertitude la plus complète par rapport à l’avenir. »

Solidarité et liens humains

L’impuissance est aussi un sentiment partagé par les Palestiniens lors de leurs consultations au Centre de conseil. « Que ce soit à Gaza ou en Cisjordanie, l’émotion principale est celle de la perte de contrôle », résume Murad Amro, en passant une main dans sa barbe poivre et sel.

« En période de guerre, toutes les structures symboliques et sociales s’effondrent : on perd des gens, l’espoir, la peur grandit et l’impuissance aussi. À Gaza, les gens sont détruits, physiquement et psychologiquement. La réaction disproportionnée d’Israël aux attaques du 7 octobre a réactivé le traumatisme de la Nakba. En Cisjordanie, les gens s’interrogent : faut-il partir ? Beaucoup expriment l’impression qu’ils vont être les prochains, que Gaza n’est qu’une étape dans le projet de contrôle total de la terre par Israël, et qu’ils n’ont aucun endroit où aller. Il y a une forme de colère aussi, qui s’exprime à l’encontre du divin : Où est Dieu, et pourquoi laisse-t-il faire ? »   

Alors qu’Israéliens et Palestiniens vivent dans la peur existentielle d’être effacés, comment traiter les traumatismes, individuels ou collectifs ? C’est cette dernière question que nous avons soumise à nos thérapeutes. « Il n’y a pas de remède miracle », soupire Murad Amro, avant de mentionner les travaux de Samah Jaber. Présidente de l’unité de santé mentale du ministère palestinien de la Santé elle estime qu’il est impossible d’adapter les thérapies occidentales à sa société, puisque celle ci vit dans un « traumatisme continu » depuis 1948. Elle parle de « stress traumatique chronique » et insiste sur la puissance de la solidarité et du « soumoud » dans son travail. Concept clé des valeurs palestiniennes, le « soumoud » décrit la persévérance, la résistance par l’existence même du peuple palestinien.

Viviane Chetrit-Vatine parle, elle aussi, de l’importance des liens humains dans le processus de guérison. « Les manifestations contre Bibi jouent ce rôle-là. Elles permettent de crier son mal-être, de contenir les émotions. »   La psychanalyste veut aussi souligner que parallèlement à la douleur, elle a observé une grande production artistique dans l’Israël post-7 octobre : « Transformer les pulsions de mort en pulsion de vie requiert des ressources intérieures et une forme de bien-être. » Une situation dans laquelle Israéliens et Palestiniens restent, à bien des égards, inégaux.

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