Depuis 30 ans Daoud Nassar se bat pour conserver la propriété de sa ferme, la “Tente des Nations” dans les hauteurs de Bethléem. Malgré les pressions administratives et physiques de la part d’Israël qui cherche à récupérer ces terres, il a choisi la résistance non-violente, en accord avec sa foi. Un témoignage puissant.
- Par Cécile Lemoine
Si l’espérance avait une forme, elle aurait celle des jeunes feuilles vertes et tendres qui poussent sur les branches des oliviers calcinés de la ferme des Nassar. De leur grand verger en terrasses, il ne reste que quelques arbres aux feuilles roussies et une terre noire comme le charbon. En mai dernier, cette famille chrétienne palestinienne a vu plus de 1 000 de ses figuiers, amandiers, vignes et oliviers, partir en fumée dans un immense incendie, allumé volontairement. Par qui ? Daoud Nassar et sa femme Jihane, qui sont à la tête de la ferme familiale, ont leur idée sur la question : “Des Palestiniens du village en dessous. Probablement payés par l’État d’Israël pour tenter de nous chasser de nos terres.”
Un coup dur pour le couple qui voit dans ce geste une escalade des pressions et des injustices qu’ils subissent depuis 30 ans, habituellement de la part des colons israéliens.
Force tranquille sous son chapeau en cuir élimé, Daoud se veut aussi résilient que les jeunes repousses de ses oliviers. Homme d’action, tourné vers le futur, il n’abandonnera pas. Ni sa terre, ni ses principes : “Je ne compte pas rester assis à attendre que les choses s’améliorent toutes seules. Je dois agir à mon échelle. Sans haine. Sans violence”. Il englobe sa ferme, la Tente des Nations, d’un regard et d’un geste. “J’appelle ça l’espérance active”. Plus qu’un slogan, c’est une philosophie de vie, ancrée dans sa foi chrétienne et héritée de longues années de bataille pour conserver la propriété d’une terre qui appartient à sa famille depuis plus de 100 ans.
L’histoire des Nassar commence comme celle de beaucoup de Palestiniens. En 1916 le grand-père de Daoud, Daher Nassar, achète un lopin de terre, au sommet d’une colline à une dizaine de kilomètres à l’est de Bethléem. Il fait alors deux choses inhabituelles pour l’époque : il enregistre sa propriété auprès des autorités ottomanes, puis britanniques lorsque celles-ci prennent le contrôle de la région en 1920 ; et il décide de vivre à la ferme, dans une des grottes qui parsèment le terrain.
“Vendre sa terre, c’est vendre sa mère”
Depuis leur colline, les Nassar observent la Nakba de 1948, le début de l’occupation de la Cisjordanie par l’armée israélienne en 1967, et assistent à l’expansion des colonies à partir des années 1980. Bientôt elles sont cinq à entourer la ferme de leurs toits rouges si caractéristiques. Ces implantations forment le troisième plus gros bloc de colonies de Cisjordanie. Seuls obstacles à leur raccordement : la ferme des Nassar et quelques villages palestiniens. Israël dégaine alors son outil préféré. En 1991 il déclare la région “Terre d’État”. Une manipulation de la loi ottomane qui permet à l’État hébreu de récupérer des terres lorsque les habitants sont dans l’incapacité de prouver qu’elles leur appartiennent. Et c’est souvent le cas : pour éviter de payer des impôts aux Ottomans ou aux Britanniques, les Palestiniens n’enregistraient pas leurs biens fonciers.
Seulement les Nassar ont fait les démarches et ont les papiers qui démontrent que le terrain leur appartient. Les sessions au tribunal s’enchaînent. Douze années durant. Pour que la famille se voit finalement rétorquer que leurs documents ne sont pas suffisants et que leur terre doit être saisie, ou rachetée. “Vendre sa terre, c’est comme vendre sa mère”, refuse Daoud. Les Nassar font appel auprès de la Cour Suprême israélienne qui décide en 2007 d’autoriser le renouvellement de l’enregistrement de la propriété. Mais du côté de l’autorité militaire, qui administre la zone sur laquelle se situe la ferme, c’est silence radio. En 2021, après plus de 170 000 $ dépensés dans une bataille juridique sans fin, la famille est toujours dans l’attente. 30 ans après le début des procédures, l’État d’Israël n’a toujours pas reconnu qu’ils étaient bien propriétaires du terrain.
À ce fardeau mental et financier s’ajoute le poids d’un quotidien marqué par la violence et les intimidations : arrachage régulier de leurs fruitiers par les autorités israéliennes ou par les habitants des colonies voisines, dégradations de leurs réservoirs d’eau, blocage de la route la plus directe pour monter à la ferme. “Ils cherchent à nous rendre la vie dure, à nous isoler, pour que l’on parte”, explique le couple. La dernière exaction en date, l’incendie du mois de mai 2021, laisse Daoud et sa femme interdits. “Parce qu’ici les arbres mettent des années à pousser à cause de l’aridité, nous sommes très connectés à eux. Cela rend le geste de ces Palestiniens encore moins compréhensible, d’autant qu’il sert la politique coloniale d’Israël”, s’emporte Jihane qui peine à ravaler l’émotion qui jaillit dans ses grands yeux doux. “Ce que nous vivons ces derniers temps, c’est trop.”
Résilience et énergie positive
Si les pressions vécues par les Nassar sont partagées par de nombreux habitants de la zone C, cette partie du territoire palestinien entièrement administrée par Israël, c’est leur manière d’y faire face qui change. “Certains pensent qu’il faut répondre à la violence par la violence. D’autres s’apitoient sur leur statut de victime en attendant l’aide de la communauté internationale. D’autres préfèrent abandonner, et quittent le pays, énumère Daoud Nassar. Nous préférons un quatrième chemin, celui de la résistance non-violente et de l’espérance active ; il martèle : Nous refusons d’être des ennemis.”
Ces mots, peints sur une pierre à l’entrée de la ferme, sont l’héritage de son père. Bien avant que le concept ne se démocratise en Palestine, Bishara, “bonne nouvelle” en arabe, Nassar, a enseigné à ses trois enfants une théorie de la non-violence enracinée dans ses croyances et ses valeurs chrétiennes. “Mon père était persuadé que les chrétiens avaient un rôle à jouer dans la construction d’un avenir plus pacifique, se remémore Daoud, un brin mélancolique. Il disait souvent que la paix ne naîtrait pas d’une poignée de main entre Israël et Palestine, mais de la base, des gens qui peuplent ce pays.”
Bishara Nassar avait un rêve. Faire de la ferme familiale un lieu de rencontre et de construction de la paix. Un lieu d’espoir et de réconciliation. Ses enfants, et en particulier Daoud, ont repris le flambeau et ouvert la “Tente des Nations” à tous en 2002. Marqué par ses années d’étude en Autriche et en Allemagne, Daoud en a ramené un concept très occidental, celui d’empowerment. Difficilement traduisible, la notion peut se définir comme une reprise de pouvoir par l’autonomisation et l’éducation. Camps d’été pour les jeunes, formation à l’anglais et à la maîtrise des ordinateurs pour les femmes du village, accueil de volontaires, de groupes de pèlerins, projet d’un centre d’éducation à l’environnement ... Daoud et sa femme ne manquent pas d’idées pour redonner de l’espoir et apprendre la résilience aux jeunes Palestiniens.
Car s’il y a un mot qui définit le projet de la Tente des Nations, c’est bien celui-là : la résilience. “ Il s’agit d’utiliser nos frustrations et nos déceptions de manière constructive, de voir les choses de manière positive, plutôt que de devenir un terreau pour la colère et la rancœur”, expose Daoud. Absorber les chocs et rebondir. Comme lorsque, faute de raccord à l’électricité, ils ont investi dans des panneaux solaires, les tous premiers installés en Palestine, en 2009. Comme lorsque, faute d’accès au réseau d’eau, ils ont creusé 20 réservoirs à la main dans le sol rocailleux de la colline pour récolter et stocker l’eau de pluie. Comme lorsque, faute d’autorisation pour construire, ils ont aménagé leurs locaux dans les grottes naturelles de la colline. Comme lorsqu’après l’incendie du mois de mai, ils ont décidé de ne pas arracher tous les oliviers calcinés pour voir s’ils allaient repousser naturellement … Si l’espérance avait une forme, elle aurait celle de la ferme des Nassar.